Quand Mme Bovary invite fatima. Non je ne viens pas

6 novembre - 6 décembre 2024
31 Project, Paris // Manifesta Lyon

Une proposition curatoriale de Clémence Houdart

Texte par Charlotte Lidon

*Les passages en italiques sont tirés des lettres de Fatima adressées à Mme Bovary.

Entre provocation et poésie, le titre de l’installation artistique de la plasticienne M’barka Amor est à lui seul une invitation à réfléchir. Il juxtapose deux figures féminines: Mme Bovary d’une part, figure littéraire universellement reconnue; femme respectable ayant réussi, grâce à sa beauté, à s’élever au rang de la petite bourgeoisie malgré ses origines modestes. Fatima d’autre part, représente les femmes arabes de France, reléguées à l’anonymat et aux stéréotypes. Cette rencontre imaginaire donne lieu à une chronique sociale immersive et performative qui interpelle le spectateur sur des problématiques sensibles telles que l’identité, le postcolonialisme et les inégalités. Il y est question d’affirmation de soi, de prise de parole et d’urgence à changer notre monde hypocrite.

L’artiste à travers le personnage de Fatima prend sa plume et s’empare du pouvoir qui est le sien.

"Va ma chère ! Prends le pouvoir,

ton pouvoir, ne tombe pas, ne te rétrécit pas,

ne t'oublie pas, ne t'absente pas,

ne te soustrait pas. Monte, et part à la conquête." ¹

© Gandalf Goudard; courtesy de l’artiste

© Gandalf Goudard; courtesy de l’artiste

Née en 1971 à Vaulx-en-Velin de parents tunisiens, M’barka Amor est franco-tunisienne. Femme engagée au verbe acerbe, elle se joue des références cutlurelles qu’elle distille dans son oeuvre pour mieux servir son propos. Comédienne et autodidacte d’abord, puis formée à l’Ecole des Beaux-Arts de Lyon où elle a obtenu les félicitations du jury pour son Diplôme National Supérieur d'Expression Plastique, M’barka Amor, artiste-plasticienne chercheuse, nourrit son oeuvre de son expérience personnelle et façonne sur l’intime le socle de ce qui pourrait advenir dans sa création artistique… l’artiste nous rappelle là sa couleur de peau², ici sa chevelure crépue³ et la stigmatisation qui en découle. Chacun de ses corpus est documenté par de longues recherches préliminaires dans des domaines divers ayant tous un lien avec la pensée décoloniale telle qu’elle s’impose aujourd’hui : la politique, la sociologie, la médecine et la psychanalyse⁴ sont parmi ses disciplines de prédilection pour faire parler les corps et raviver les mécaniques du souvenir. Ainsi, l’ensemble de la production artistique de l’artiste, sensible, à la critique acerbe autant que subtile, propose une réflexion sur notre monde contemporain et ses travers.

Par l’intermédiaire de Fatima, de manière fluide, elle décide de prendre la parole et de faire de cette identité le point névralgique de cette œuvre profondément engagée. L’artiste fait corps avec Fatima et invite le regardeur à réfléchir à l’orientalisme persistant et aux biais racistes de notre société. A travers six lettres adressées par la protagoniste à Mme Bovary, Fatima exprime les conséquences dévastatrices de l’histoire coloniale.

L’installation se présente comme une table dressée, élégante et séduisante à première vue. Un service en porcelaine de style Watteau illustre des scènes de séduction idéalisées. Des gâteaux aux couleurs pastels attirent notre regard et réveillent nos papilles. En s’approchant, on remarque cependant des incohérences. Les images du joli service en porcelaine sont grattées, altérées, révélant les illusions du bonheur et de l’amour. Les assiettes sont cassées, recollées, agrafées parfois, maculées de harissa aussi. Les couverts, recourbés, recouverts de pustules, deviennent inutilisables. On dirait qu’ils ont la gale! Ce délire⁵ est renforcé par la présence des pâtisseries tunisiennes en céramique, maladroitement exécutées, enfermées dans des boîtes en céramique rappelant celles en carton que l’artiste, enfant, utilisaient pour apporter les “gâteaux arabes” confectionnés par sa mère à ses maîtresses au moment des fêtes de l’Aïd.⁶ On regarde encore cette table dysfonctionnelle, qui attend son invitée, métaphore d’une société en trompe-l’œil. On tourne autour de la table, on tente de comprendre, on a envie de toucher, palper, goûter. La folie s'installe… le malaise apparaît…l’hypocrisie des bons sentiments et la violence implicite d’un monde qui marginalise sous couvert de politesse s’imposent.

Fatima résiste! Fatima ne vient pas. Elle l’écrit à Madame Bovary.

Cette installation ne se contente pas d’être contemplative : elle invite le spectateur à se projeter et à choisir son rôle. Une œuvre performative et immersive. Sommes-nous hôte ou invité ? Mme Bovary ou Fatima ? Cette mise en abyme est activée lors de performances, où l’artiste elle-même, met en voix les six lettres écrites par Fatima. Six lettres, comme un cri spontané qui deviennent des "puissances d’agir".⁷ Fatima, engage sa voix et son corps à travers ses mots qu’elle ne peut retenir plus longtemps marquant ainsi son refus d’être définie par d’autres. "Non, je ne viens pas." n’est pas une simple protestation, mais une déclaration d’indépendance autant qu’une ode à la réparation…

© Gandalf Goudard; courtesy de l’artiste

Grâce au processus plastique de l’installation mêlé à la performance, M’barka nous offre une lecture multiple sur les plans “sensible, sociétal et politique".⁸ Le volume est un témoignage des histoires coloniales et des violences structurelles toujours à l’œuvre. Les éléments altérés de la table questionnent, avec pertinence, une société qui maintient des inégalités et des stéréotypes à travers des gestes apparemment anodins. Mme Bovary, figure romantique tragique, symbolise une société occidentale empreinte de contradictions et de privilèges. Fatima, incarne une voix collective : celle des femmes arabes de France absentes de la société civile.⁹ Mme Bovary invite Fatima pour l’exhiber et paraître “progressiste” aux yeux de ses semblables, elle qui a tant souffert des “bonnes moeurs” de la société de son époque.¹⁰ Fatima le sait, Fatima le sent, Fatima résiste.

Fatima nous parle et nous alerte :

"Prends garde à toi

Je te vois

Ne te cache pas

Regarde-moi

C'est à ton tour d'avoir Peur." ¹¹

Fatima, en disant "Non, je ne viens pas", prend position. Elle rejette la norme et le rôle attendu d’elle dans une société postcoloniale qui veut la maintenir dans un silence structurel et organisé. Quand Mme Bovary reçoit Fatima. Non je ne viens pas. est une œuvre d’art signifiante qui nous met en danger face au racisme systémique de notre société contemporaine. Quand Mme Bovary reçoit Fatima. Non je ne viens pas. est une suggestion de prise de position en même temps qu’une prise de parole. En nous plaçant face à cette table imposante et en nous plongeant dans l’intimité des lettres, M’barka Amor nous force à vivre une expérience d’où l’on ne sort pas indifférent.

Dans cette création, M’barka Amor se joue des clichés, déconstruit les illusions et nous tend un miroir où les fractures de la société française se révèlent. L’installation nous rappelle que l’art peut être un espace de résistance, mais aussi un terrain fertile pour l’empathie et la réflexion.

Et si, demain, c’était Fatima qui invitait Mme Bovary ?

“Tant que rien n’est réparé

Tout est en suspens

Nous attendons avec détermination

Une réparation de grande ampleur

Avec nous !

Adieu Mme Bovary

Au plaisir de vous voir un jour au

supermarché du coin.

Celle que vous appelez Fatima”. ¹²

Notes:

¹ Lettre de Fatima à Mme Bovary, 1ère lettre (extrait).

² Vidéo Now I'm White, Image, Son et Montage : René Clerc - 14'20 min - Université Lyon III, 2020. Pièce Sonore Poème Blanc M'Barka Amor, 2020.

³ En référence à l’exposition de l’artiste, Démêle, Discipline et Nourrit intensément, Fondation H, Paris, 2021. Ou encore la Création d'une pièce sonore Antifrisottis je t'aime qui s'accompagne d'une vidéo réalisée lors de la résidence de recherche à ‘L’attrape-couleurs”, La Duchère, décembre 2023- février 2024.

⁴ Propos de l’artiste recueillit lors d’un entretien téléphonique le 11 décembre 2024.

⁵ G. Deleuze et F. Guattari, L’Anti Oedipe, 1972. Dans ce livre, Gilles Deleuze parle du délire comme un processus de création et de libération. Le délire n’est pas simplement une folie pathologique, mais une manière d’échapper aux cadres rigides imposés par la société. Délirer le monde signifie donc aller au-delà du "monde tel qu’il est", le dépasser pour inventer de nouveaux récits, de nouvelles possibilités.

⁶ Citation de l’artiste recueillit lors d’un entretien téléphonique le 11 décembre 2024.

⁷ Ibid.

⁸ Citation empruntée à Xavier Jullien, commissaire d’expositions, Directeur du Centre d’art Madeleine Lambert, à propos du travail de l’artiste.

⁹ Propos de l’artiste recueillit lors d’un entretien téléphonique le 11 décembre 2024.

¹⁰ Du 29 janvier - 7 février 1957 s’est tenu le procès de Gustave Flaubert pour son roman Mme Bovary poursuivi pour “outrage aux bonnes mœurs et à la religion”. L’auteur remporta le procès posant ainsi les premiers jalons de modernisation de la société bien pensante du 19e siècle.

¹¹ Lettre de Fatima à Mme Bovary, 4ème lettre, extrait.

¹² Lettre de Fatima à Mme Bovary, 6ème lettre, extrait.